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VI­GILANCE & AC­TION - N° 333  FéVRIER - MARS 2016


YVES GUéNA, UNE VIE

AU SERVICE DE LA FRANCE ET DU GAULLISME


Christian Labrousse, président du M.I.L et le bureau national font part de leur très vive émotion et de leur tris­tesse à l'annonce du décès de Yves Guéna, militant gaul­liste depuis son plus jeune âge.

 «Je suis avant tout un Français de la France libre», avait coutume de lancer Yves Guéna. Pour comprendre ce qu'il voulait alors dire, il faut d'abord revenir au moment où le jeune Breton qu'il était, né à Brest le 6 juillet 1922, et qui n'avait pas encore 18 ans lorsque, élève en khâgne à Rennes, il embarque sur un remorqueur de la marine pour l'île d'Ouessant et, de là, gagne l'Angleterre à bord d'un chalutier belge, le 19 juin 1940, pour rejoindre «un général qui venait de lancer à la radio de Londres un appel à pour­suivre la lutte».

Pour lui commence Le Temps des certitudes, titre de ses mémoires rédigés en 1982, où il raconte à un de ses fils qui, à 7 ans, lui demandait qui étaient de Gaulle et Pé­tain, il répondit : «L'honneur et la honte». Son livre s'arrête en 1969, avec le départ de De Gaulle et la fin des certi­tudes. Une trentaine d'années plus tard, en 2010, il repren­dra le fil de ses souvenirs dans un nouvel ouvrage titré Mémoires d'Outre-Gaulle.

Engagé dans les Forces françaises libres, il est affecté à partir de 1942 au 1er régiment de marche de spahis ma­rocains (RMSM). Il participe aux campagnes de Libye, d'Égypte (notamment la seconde bataille d'El-Alamein) et de Tunisie. Il débarque en France avec la 2e division blin­dée du général Leclerc et est grièvement blessé, le 11 août 1944, lors de la reconquête d'Alençon.

Après la Libération, il intègre la première promotion de l'École nationale d'administration (ENA) en 1946, dont il sort major de sa section. Il refuse le Conseil d'État et de­mande le contrôle civil au Maroc. Il y restera jusqu'en 1955. A son retour, il retrouve la place au Conseil d'État. Il est nommé maître des requêtes. Un an plus tard, après le re­tour au pouvoir du général de Gaulle, il devient directeur du cabinet de Michel Debré au ministère de la justice et tra­vaille à la rédaction de la Constitution de la Ve République. Il suit encore Michel Debré lorsque celui-ci est nommé à Mati­gnon, en 1959, pour être le directeur adjoint de son cabinet, avant de repartir en Afrique, d'abord comme Haut-com­missaire auprès de Félix Houphouët-Boigny, en Côte d'Ivoire, puis, après l'indépendance, comme ambassadeur.

De retour en France, il se lance à l'assaut, en 1962, de la 1ère circonscription de Dordogne. Bien que «para­chuté», il est élu au second tour en devançant de 16 voix le candi­dat communiste. Il conservera son siège jusqu'en mai 1981. Il reviendra député de la Dordogne entre 1986 et 1988. Puis il siègera de 1989 à 1997 au groupe RPR du Sénat.

Pendant vingt-six ans, de 1971 à 1997, il a été maire de Périgueux. Il a exercé plusieurs fonctions ministérielles entre 1967 et 1974 : aux postes et télécommunications dans le gouvernement de Georges Pompidou, aux trans­ports puis à l'industrie, au commerce et à l'artisanat dans le gouvernement de Pierre Messmer.

Dernier secrétaire général de l'UDR, le parti gaulliste, jusqu'en 1976, il participe à la fondation du RPR par Jacques Chirac, dont il considère qu'il est «le meilleur à l'époque pour sauver le gaullisme» et dont il devient le nu­méro deux. Il fut un proche de Jacques Foccart et aimait bien Pierre Debizet. En 1979 il se démet de ses fonctions. Il soutiendra la candidature de Michel Debré à l'élection présidentielle de 1981, par fidélité à ses convictions gaul­listes.

En 1992, il défend vigoureusement le «non» au traité de Maastricht. Il en est un des principaux orateurs lors du conseil national du RPR du 4 avril qui lui est consacré. A ses yeux, «cette Europe-là qu'on nous bâtit, ce n'est pas l'Europe de la paix, c'est celle de l'impuissance». «Je con­sidère que ce qui est en jeu, c'est l'avenir et la survie de la patrie française», conclut-il devant les «compagnons gaul­listes».

En 1997, le président du Sénat, René Monory, le nomme au Conseil constitutionnel. Il est appelé comme prési­dent par intérim du Conseil du 24 mars 1999 au 1er mars 2000, puis il est nommé président par le président de la République, Jacques Chirac, le 1er mars 2000. Il finira son mandat en mars 2004.

Il est président de l'Institut Charles-de-Gaulle de 2000 à 2006 et président de la Fondation du même nom de 2001 à 2006. Entre 2004 et 2007, il occupe les fonctions de pré­sident de l'Institut du monde arabe. Après la mort de Pierre Messmer en 2007, il devient président de la Fondation de la France libre jusqu'en avril 2011.

Il était notamment Grand-croix de la Légion d'honneur, Croix de guerre 1939-1945 et Médaille de la Résistance.

Malgré toutes ces fonctions, il est resté le premier des militants. Il a été de tous les combats pour les valeurs gaul­listes et la France. Gaulliste de la première heure, militant engagé courageux, grand patriote sincère, Yves Guéna était membre du comité d'honneur du Mouvement Initia­tive et Liberté (M.I.L), nous avons mené de nombreux combats ensemble. Il a de nombreuses fois pris la parole dans les conventions nationales de notre mouvement. Le gaullisme perd un de ses plus ardents défenseurs, le Mouvement Initiative et Liberté (M.I.L) perd l'un des siens et la France perd un grand serviteur.

Communication du MIL du 5 mars 2016


DE GAULLE ET LA FRANCE

par Yves GUENA,

ancien ministre, ancien président de la Fondation de la France Libre et de la Fondation Charles de Gaulle, membre du Comité d'honneur du MIL

Intervention à l'Assemblée nationale en 2011 à l'occasion du 30° anniversaire du MIL et publiée dans «Vigilance et Action» N° 265 de Mai 2011


Mesdames, chers amis, on m'a donc demandé de parler de de Gaulle et la France. C'est un sujet dont je suis habité et je dirais presque que le «et» me gêne parce que de Gaulle, c'est la France. C'est la France parce qu'au cours du siècle pré­cédent (nous sommes maintenant au XXIème siècle),  par deux fois il a joué un rôle déterminant dans le destin de notre pays : la première fois en le sortant du déshonneur et de la défaite et la deu­xième fois en le replaçant au premier rang des grandes puissances. Mainte­nant, on peut dire que le général de Gaulle est dans l'histoire de France et qu'il y restera aussi longtemps qu'il y aura une histoire de France et j'espère qu'elle durera autant qu'elle a déjà duré puisqu'elle a mille ans d'existence, je lui souhaite de vivre encore mille ans et dans la ligne du général de Gaulle.


Le général de Gaulle et la période 1940-1945


Alors, il y a eu deux grandes pé­riodes. Je n'apprends rien à personne. C'est la période de 1940-1945, puis son retour au pouvoir de 1958 à 1969. Celle de 1940, on en a beaucoup parlé au cours de l'année passée. Je suis intervenu peut-être une cinquan­taine de fois sur l'Appel du 18 juin ; rassurez-vous, je ne vais pas le dé­velop­per très longuement, mais on ne s'en lasse pas. Il faut quand même savoir que nous venions de subir en mai-juin 1940, je dirais probablement la plus honteuse défaite de notre his­toire. Le 17 juin, Pétain (je ne dis plus le maréchal Pétain) avait demandé l'armistice et le général de Gaulle, qui était sous-secrétaire d'État à la dé­fense et gé­néral de brigade à titre temporaire, s'est dit que ce n'était pas possible. Il est donc parti à Londres et le lendemain 18 juin, il s'adressait à la France et au monde en partie. Il s'adressait à la France en com­men­çant par dire : «Nous avons perdu une bataille». C'est très bien de la part d'un général de dire que l'armée dans laquelle il était, a été vaincue, parce que les vi­chystes ont dit : «Oh ! Vous comprenez, le pays était entré en dé­cadence, les gens ne voulaient plus travailler….». Or, il est à peu près im­possible de relever un pays en dé­ca­dence, en tous les cas, c'est très com­pliqué, tandis que j'ose dire en simplifiant les choses, que c'est facile de sortir d'une défaite militaire. Il suffit, encore qu'il faille le faire, de remporter une victoire militaire. Et le général de gaulle dit dans son Appel du 18 juin : «Oui, on peut remporter la victoire, en tous les cas, on peut continuer le combat qui mènera à la victoire parce que la France a tout son empire». Ce n'est pas rien l'empire français en 1940 et elle a à côté d'elle un allié qui continue la guerre, la Grande-Bre­tagne avec son empire, et la Grande-Bretagne qui tient les mers. Il dit d'ailleurs, et le redira quelques jours plus tard, que d'autres forces dans le monde n'ont pas encore donné et qu'elles inter­viendront.

Il avait une vision remarquable des choses, c'est-à-dire qu'il savait forcé­ment que les Etats-Unis, malgré l'état de l'opinion publique de ce côté-là, entreraient un jour dans la guerre et qu'il sentait par­faitement que l'Union soviétique, qui avait conclu un accord, le pacte germano-sovié­tique, un jour serait obligée de faire face à l'Allemagne. Il demandait donc que tout ceux qui pourraient le rallier le ral­lient. Alors, comme j'ai eu le privilège de le ral­lier, puisque je suis parti de la pointe du Finistère le 19 juin 1940 au matin, je me suis trouvé à l'Olympia Road à Londres avec les premiers ral­liés. Alors, évidem­ment, il n'y avait pas eu énormément d'échos à l'Appel du général de Gaulle. Il y avait là, je di­rais, quelques «débris» de la division de Norvège qui avaient été rame­nés en Bretagne, qui étaient repartis en Angleterre et qui, pour l'essentiel, étaient rentrés en France, sauf un petit nombre d'officiers, sous-officiers et soldats. Il y avait quelques centaines de jeunes gar­çons comme moi qui étaient partis de la pointe du Finistère ou de Biarritz, puis il y avait, c'est ce qui donnait un peu d'allure, l'équivalent de deux bataillons de la Légion étrangère, 13ème demi-bri­gade de Légion étrangère, avec la­quelle le général de Gaulle pourra cé­lébrer le 14 juillet à Londres et égale­ment avec des jeunes gens qui n'avaient pas encore leur uni­forme mais qui ont essayé de défiler ce jour-là. A partir de ce moment-là, il fallait naturellement que le général de Gaulle ait autre chose que ces quelques milliers d'hommes qui l'avaient rejoint. Et l'essentiel était de rallier à lui l'Empire français. Alors, il a envoyé Leclerc avec Pleven au Came­roun. Eboué, en même temps, on doit le saluer, qui était gouver­neur du Tchad, a dit que le Tchad se ral­liait et dans la foulée les autres pays d'Afrique équatoriale sont entrés dans la voie du ralliement. Certes il y a eu Dakar, mais il n'y a rien à reprocher au général de Gaulle, il y a à maudire ceux qui, à Dakar, ont tiré sur le pléni­potentiaire qui allait né­gocier et qui n'a pas réussi. En revanche le général de Gaulle avait toute l'Afrique équatoriale plus le Cameroun. Et dans la ligne, on n'en a pas beaucoup parlé, toutes nos positions de l'Océanie se sont ralliées (ça donnera d'ailleurs un très beau batail­lon d'infanterie de marine du Pa­cifique) ainsi que les comptoirs des Indes. Le gé­néral de Gaulle avait donc une base fran­çaise. Et c'est là que le général de Gaulle, qui avait été seul derrière son micro le 18 juin, a pu lan­cer le manifeste de Brazza­ville du 27 octobre, où il a dit à peu près textuel­lement ceci : «La France a actuelle­ment un gouvernement illégal et c'est un gouvernement de trahison. Ce gouverne­ment n'existe pas. J'assume le gouverne­ment de la France pour la mener dans l'honneur jusqu'à la vic­toire». Ce n'était donc plus un général rebelle, parce qu'il y a eu beaucoup, dans l'histoire du monde, de généraux rebelles qui, pour l'honneur, se sont battus en se disant qu'il vaut mieux mourir dans un champ de bataille que d'être vaincu. Non, il était là le 27 oc­tobre 1940 et il a dit : «J'incarne la France». Pour incarner la France, dans les débuts, il fallait naturellement qu'on soit présent sur les champs de bataille, puisque c'était la guerre.  Compte tenu du temps qui m'est im­parti, je ne peux pas entrer dans les détails, mais je suis obligé de dire, surtout quand il y a des professeurs d'histoire dans la salle : par pitié, qu'on raconte les batailles dans l'histoire que l'on enseigne aux en­fants. Alors on me dit : «c'est la vio­lence».

Non, les batailles pour la patrie, ce n'est pas la violence, c'est l'honneur. Et je cite Bir Hakeim, je n'étais pas à Bir Ha­keim, j'ai eu mon baptême du feu trois mois plus tard à El Alamein. A Bir Hakeim, tout de même, c'est 3.700 Français libres qui ont tenu à un mo­ment contre 37.000 Allemands et Ita­liens et qui ont réussi à passer à tra­vers, quand ils ont reçu l'autorisation, parce que l'armée anglaise avait be­soin de se replier. Je salue l'armée anglaise, qui est très remarquable d'ailleurs. Ils ont réussi à sortir. Alors, je cite le passage des Mémoires du général de Gaulle, lorsque Churchill lui envoie un général anglais pour lui dire que la garni­son de Bir Hakeim a tenu jusqu'au bout et qu'elle a réussi à sor­tir. Alors le Général ferme la porte der­rière son interlocuteur, va s'assoir à son bureau et dit : «Oh ! Cœur battant d'émotion, sanglots d'orgueil, larmes de joie». Ça c'est le salut du général de Gaulle aux combattants de Bir Ha­keim. Il y a mieux : Il y a le salut de Rommel. Rommel (pas dans ses Mé­moires, il n'a pas eu le temps de les écrire car il a été obligé de se suicider sur ordre de Hitler, mais dans ses car­nets) avait écrit sur les combattants de Bir Hakeim : «Voilà ce que l'on peut attendre d'une troupe qui est résolue à ne pas jeter le fusil après la mire». C'est quand même un hommage. Le lendemain ou le surlende­main de la sortie de Bir Hakeim, à Radio Berlin, il a été annoncé que des types étaient blessés, étaient pris à la sortie de Bir Hakeim, etc, que nous avons fait pri­sonniers des Français qui se battaient, ce sont des francs-tireurs, ils seront fusillés. Le général de Gaulle a immé­diatement fait répliquer à la radio de Londres : «Si l'armée allemande se déshonorait au point de fusiller les Français qui se battent pour leur pa­trie, alors, à notre grand regret, et nous le ferions, car nous aussi nous avons des prisonniers, pour un Fran­çais fusillé, nous fusillerions deux sol­dats allemands». Et le soir, Radio Ber­lin a dit : «Naturelle­ment, les combat­tants français de Bir Ha­keim seront traités comme des combat­tants.» Donc, je dois dire que les Forces fran­çaises libres se sont illustrées, elles se sont illustrées dans la marine : la cor­vette Aconit a coulé deux sous-marins alle­mands dans la même journée, elle a eu les félicitations naturellement de la Royal Navy et d'ailleurs, dans toute l'histoire na­vale de la guerre, c'est le seul cas où un navire de notre côté a coulé dans la même journée deux na­vires ennemis. Je ne par­lerai pas des trente-trois victoires homolo­guées de Clostermann, sauf pour dire ceci : un jour Clostermann venait d'abattre le énième avion allemand. Je ne sais pas pourquoi, peut-être qu'il avait en­trevu non pas le visage mais la tête de l'Allemand, ayant vu l'avion en feu qui s'écrasait au sol, quand il est rentré à la base, il a écrit un poème qu'il a dé­dié au pilote allemand qu'il venait d'abattre. Alors, qu'on ne me dise pas qu'on ne peut pas raconter les his­toires de bataille. Cela fait partie de la grandeur d'un pays.


1942 : le tournant de la guerre


n arrive au tournant de la guerre, 1942 : les Américains ont gagné la bataille de Midway, les Anglais, avec Montgomery, ont bousculé Rommel qui va reculer d'El Alamein jusqu'au bout, et à Stalingrad, vous savez comment se comporte l'armée sovié­tique. On apprend que les Américains (nous étions en train de poursuivre Rom­mel à ce moment-là) ont débar­qué en Afrique du Nord. On passe à l'attaque contre les Allemands. Mais on apprend très rapidement, le géné­ral de Gaulle ap­prend très rapidement, que les Américains ne se soucient en rien de lui et, je dirais, de la France. Et le général de Gaulle a immédiatement réagi. Après le débarque­ment améri­cain du 8 novembre, le général de Gaulle a tenu une conférence à l'Albert Hall à Londres le 11 no­vembre, où il a dit qu'il faut que toute la France se dresse maintenant contre l'ennemi : «un seul combat pour une seule patrie». Il n'a pas ajouté «sous un seul chef» mais naturel­lement c'était indispensable. Et c'est à ce moment-là qu'il a fait parachuter Jean Moulin en France, qui a fait le travail que vous savez, avec, à côté de lui d'ailleurs, un de mes camarades qui était à l'entraînement avec moi quand nous étions jeunes engagés, Daniel Cordier. Moulin a réussi à regrouper toute la résistance fran­çaise dans le Conseil national de la Ré­sistance,  car il y avait des instructions qui partaient de Londres, de l'aide qui partait de Londres ou d'Alger où le général de Gaulle avait réussi, naturellement, à écar­ter Giraud. Il fallait que le combat, la libé­ration soit le fait de la France d'une façon à peu près ordonnée.

Nous arrivons au débarquement. Quelques jours avant le 6 juin, Chur­chill appelle de Gaulle en lui disant : «Venez à Londres parce qu'il va se passer des choses, allez voir Eisen­hower.» Alors, le Général voit Eisen­hower. Il avait eu, deux jours avant, une petite inquiétude sur le ton de Churchill et Eisenhower lui dit : «Voilà, nous allons débarquer à tels en­droits, dans telles conditions, etc, et voilà le discours que je vais prononcer le soir du 6 juin si nous avons bien pris pied sur le territoire». Et ce discours était : «Voilà, les armées alliées, améri­caines et anglaises, viennent délivrer votre pays. Ne bougez pas, que toute l'administration reste en place, nous nous occuperons de tout». Alors, évi­demment, le général de Gaulle n'avait aucune envie que ce soit le régime de Vichy et les préfets qui avaient été nommés par Vichy qui négocient et qui ac­cueillent les Américains, d'autant que, avec le Conseil national de la résistance, il avait déjà arrêté pratiquement le nom de tous les pré­fets (commissaires de la Ré­publique, comme on les appelait) qui pren­draient la place. Eisenhower lui dit : «Voilà ce que je dirai,  et après mon discours le soir du 6 juin interviendront dans ce sens le roi de Norvège, la reine des Pays-bas, etc… et vous, mon Général». Alors, le Gé­néral lui dit : «Je verrai quand je parlerai». Et le général de Gaulle attend donc que le débarquement ait lieu et il prend la pa­role de son côté en disant : «La ba­taille su­prême est engagée, c'est la bataille de France, c'est la bataille de la France». Et je dois dire que ce fut la bataille de la France parce que, dans ses Mémoires, Ei­senhower reconnait que «la résistance française (je suis Breton d'origine donc je sais ce qui s'est fait en Bretagne et j'ai été trente-cinq ans l'élu de la Dordogne, et je sais ce que furent les résistants de Dor­dogne) a eu la valeur de quatorze divi­sions». En plus, comme vous le savez, la division Leclerc a débarqué (c'était le temps des divisions blin­dées), elle a re­monté sur les arrières de l'ennemi, puis li­béré Paris, puis li­béré Strasbourg, comme Leclerc l'avait en quelque sorte annoncé trois ans avant, au moment où il avait pris Koufra, et nous sommes arrivés jusqu'en Bavière à Berchtesgaden. Le 15 août, ça a été le débarquement de la 1ère Armée, dont beaucoup d'éléments s'étaient déjà battus en Italie et qui remontait très glo­rieuse­ment jusqu'à l'Alsace, au Rhin et au Danube.

Donc, le général de Gaulle avait remis la France dans le combat et fait en sorte qu'elle soit sous commande­ment français, sous autorité française et qu'elle puisse remporter des vic­toires et exister. Oui, parce que, le 8 mai 1945, ce fut la capitu­lation de l'Allemagne et lorsque Keitel, qui sera pendu après, voit les généraux améri­cains  et anglais entrer et aperçoit De Lattre, il dit : «Quoi, les Français aussi ?». Oui, les Français aussi ont reçu la capitu­lation de l'Allemagne au même titre que les Anglais et les Amé­ricains. Nous avons eu une zone d'occupation en Allemagne au même titre que les Anglais, les Américains et les Russes. Nous avons eu un secteur pour nous à Berlin c'est-à-dire que le gé­néral de Gaulle, lorsqu'il a lancé l'Appel, représentait les seuls espoirs d'une France qui était complètement abattue et mépri­sée. La France avait retrouvé toute sa no­blesse à ce mo­ment-là et lorsque, quelques mois plus tard, a été créée l'Organisation des Nations-Unies, la France vaincue de 1940 mais participant à la victoire après, a été reconnue comme une des cinq premières puissances du monde avec un siège permanent au Con­seil de sécurité de l'ONU et le droit de veto. Et en plus, comme langue de travail, il y en avait deux, l'anglais et le français. Je ne sais pas où on en est maintenant, mais quand j'entends des gens qui vou­draient qu'on enseigne l'anglais dès l'école maternelle aux petits Français, je me dis : «Apprenons leur le français d'abord».


Le général de Gaulle et la période 1958 à 1969  


Voilà de Gaulle et la France dans cette période-là. Pour l'autre période, elle commence en 1958. Quelle est la situa­tion ? Il y a un bloc autour des Etats-Unis face au bloc de l'Union so­viétique, et c'est vrai qu'il y a une ten­sion très forte, peut-être un risque de guerre, et la France fait partie des al­liés des Etats-Unis dans l'alliance Atlantique et dans l'Otan. Mais la France ne compte pas pour grand-chose. Toutes les décisions sont prises par le président des Etats-Unis et le pre­mier ministre britannique. Et le général de Gaulle, on  cite rarement cela, en sep­tembre 1958, écrit une lettre à Eisenho­wer et une lettre à Macmillan en disant : «Vous êtes deux à décider en ce qui con­cerne l'OTAN : je voudrais tout de même que la France soit un des trois qui déci­dent». Il n'y a pas eu de réponse, ils n'ont pas répondu au général de Gaulle. La seule réponse a été au cours d'une confé­rence de presse, quelques se­maines plus tard : le secrétaire améri­cain aux affaires étrangères a évoqué la lettre du général de Gaulle pour l'écarter. Donc le général de Gaulle a aussitôt retiré la flotte fran­çaise de Méditerranée du commande­ment OTAN en disant : «Nous avons une guerre en Algérie, nous avons besoin de notre flotte». Et il est reparti de l'avant en se disant : «Il faut que je fasse ce qu'il faut pour que la France existe sur la scène internationale». Alors, quand il analyse, en privé et en­suite en public, la situation à ce mo­ment-là, c'est l'Amérique qui a notre destin entre ses mains face à l'Union soviétique. Il peut y avoir une at­taque de l'Union soviétique et, au fond, les Américains négocient avec elle ; c'est peu probable mais ça peut arriver. En tous les cas, disait le général de Gaulle, n'oublions pas qu'à la pre­mière Guerre mondiale, ils ont attendu 1917 pour se le­ver et nous avons été obligés de les équi­per et de les armer. Et qu'en 1940 ils nous ont regardés avec commisération. Donc, on ne peut pas remettre son destin entre les mains d'un autre pays. Et puis il y a une deuxième hypothèse c'est si les Américains décident de faire une guerre préventive contre l'Union so­viétique, et le général de Gaulle a dit devant les trois écoles de guerre réu­nies à la fin de 1959 : «Si la France doit faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre». Donc, le général de Gaulle, à ce moment-là, a décidé de créer une force atomique française. Comme vous le savez, il y a parfaite­ment réussi. On a à la fois une force atomique sous-marine et aérienne. Le général de Gaulle a donc créé cette force et il a eu l'habileté de ne pas évoquer l'Union so­viétique quand il parlait de sa force en di­sant : «C'est une force nucléaire tous azimuts». C'est pourquoi le général de Gaulle a gardé contact, et il avait déjà eu des contacts très particuliers : pendant la période 1942-1943, nous sommes les seuls à avoir eu des soldats français qui se battaient auprès de l'armée so­viétique avec l'escadrille Normandie-Niemen, qui a été tout à fait remar­quable. Le général de Gaulle a été très conciliant avec les Russes de bout en bout. Pourquoi ? Parce qu'il savait que le régime intérieur d'un pays est l'affaire de ce pays et que ça peut changer. Mais quand on pense à ses rapports avec une nation, il faut sa­voir quelles sont les pulsions pro­fondes de cette nation. Il avait toujours considéré que l'Union soviétique, c'était un moment dans l'histoire de la Russie. Je me suis trouvé en mission en Union soviétique deux jours après la prise du pouvoir par Eltsine. Tout ce qu'avait été l'Union so­viétique avait basculé et disparu. Les gens ne par­laient plus que des tsars, de l'aristocratie, de l'armée blanche, etc… et naturellement de l'église or­thodoxe. Donc, le général de Gaulle a toujours voulu traiter les pays non pas du fait de leur gouvernement du mo­ment, de leur régime du moment, mais de leur place dans l'histoire. C'est pour ça qu'il a reconnu la Chine de Mao Tsé-toung. Il avait tout à fait rai­son car elle est loin du commu­nisme maintenant et je dois dire que les Chi­nois ne l'ont pas oublié. L'autre jour, ils célébraient leur victoire, qui est la vic­toire de la résistance du peuple chinois contre l'envahisseur japonais, c'est-à-dire Hiroshima, mais leur Hi­roshima à eux. Ils m'avaient invité et on me demandait de prendre la pa­role, non pas parce que c'était moi mais c'était au nom du général de Gaulle. Ce que j'ai fait.

J'ouvre une parenthèse ici sur l'affaire de la Tunisie. Je ne la connais pas spécialement mais j'ai été prési­dent de l'Institut du Monde arabe et, à l'Institut du Monde arabe, ce qui était très frap­pant, en ce qui concerne la Tunisie, c'était l'évolution de la société tunisienne. On ne parlait pas du ré­gime qui était installé. Je me rappelle qu'on avait organisé avec l'ambassadeur de Tunisie un débat sur la société civile où tous les Tuni­siens sont intervenus : «Nous avons maintenant la monogamie, il est inter­dit d'avoir la poly­gamie», mais il y en a quand même un qui a dit : «Remar­quez, en faisant cela, nous ne violons pas le Coran, le Coran n'a pas prévu la polygamie». Quelque temps après, l'ambassadeur de Tunisie était à la Sorbonne où il y avait quelques femmes tunisiennes qui avaient des postes importants. Elles se sont toutes exprimées sur ce qu'elles faisaient, natu­rellement dans un français excel­lent. Il y en avait une qui avait été vice-présidente mondiale des femmes chefs d'entreprises et une autre prési­dente d'une des cours d'appel de Tu­nisie. Alors, quand j'ai vu ce qui se passait en Tunisie (je n'avais pas de déclaration à faire, je ne suis pas mi­nistre des affaires étrangères, et d'ailleurs si j'avais été ministre des affaires étran­gères, je n'aurais peut-être pas fait de dé­claration), je me suis dit «Qu'est-ce qui va se pas­ser ? Vont-ils revenir aux excès de l'islam ?».

Ce qui est important dans ce pays, c'est son évolution sociale et écono­mique. Pour de Gaulle, ce qui comp­tait ce n'était pas le régime «d'occasion» si je puis dire, mais ce sont les pulsions pro­fondes de ce pays. Le général de Gaulle, après être sorti de l'inféodation des Etats-Unis, est allé en Amérique latine. Son voyage a été un triomphe, c'était le salut à la France éternelle. Nous avons parlé de la décolonisation. L'Algérie a été une tragédie, il ne pou­vait y avoir d'autre issue que celle qui est arrivée, mais pour le reste de l'Afrique, le général de Gaulle a tout de même réussi à passer du statut de colonie à l'indépendance en l'espace d'un an et demi et sans qu'une goutte de sang ait coulé. Pour réussir une chose comme ça, il ne faut pas que des gouvernements tombent tous les huit jours. La première chose qu'a faite le général de Gaulle (j'étais di­recteur de cabinet de Michel De­bré en 1958, j'ai été associé de très près à la rédaction de la nouvelle constitution), il a assuré la stabilité de nos institu­tions et il l'a assurée de façon pérenne puisque , je le rappelle, en treize ans de Quarième République, il y a eu dix-sept crises mi­nistérielles, et elles duraient assez long­temps, alors que, depuis la Constitution de 1958 jusqu'à maintenant, cela fait plus d'un demi siècle, un seul gouvernement a été renversé par le Parlement, c'était le gouvernement Pompidou en 1962. Aus­sitôt, le général de Gaulle a dis­sout l'Assemblée et a demandé au peuple de se prononcer. Le peuple a désavoué ceux qui avaient renversé le gouvernement. C'est la seule crise ministérielle qu'on ait connue. Dieu merci ! Ca m'a permis de devenir dé­puté.