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VI­GILANCE & AC­TION - N° 381  OCTOBRE 2018


"L'Europe de De Gaulle"

par  Alain PEYREFITTE (†)

de l'Académie française, ancien ministre, sénateur de Seine-et-Marne,

Texte publié dans Vigilance & Action N°118 de novembre 1998 - Extrait des actes de la Convention pour l'Europe organisée par le RPR en 1998.

 

Notre Convention parlera de l'Europe que nous voulons, ou de l'Europe dont nous ne voulons pas. Il a été question de l'Europe que de Gaulle a voulue, et de celle dont il ne voulait pas. Nous avons reçu un double héritage. Nous sommes les héritiers d'une pensée, (et ce n'est pas la peine de nous dire gaullistes si nous n'y prêtons pas atten­tion). Nous sommes les héri­tiers d'une réalité, celle de l'Eu­rope telle qu'elle est devenue depuis de Gaulle.


On m'a confié le lourd far­deau de définir l'Europe de de Gaulle. Pourtant, il me semble que les actes et les textes du Général laissent peu de marge aux fantaisies interprétatives.


De Gaulle était un prag­matique. Comme écrivain mi­litaire, il avait prôné la «doc­trine des circonstances». Elle est restée la sienne comme acteur politique. Les circons­tances de 1998 ne sont pas celles de 1958, et personne n'a le droit de dire ce que de Gaulle ferait aujourd'hui, com­ment il manœuvrerait sur le terrain d'aujourd'hui, avec nos partenaires d'aujourd'hui.


Mais l'histoire de l'Europe qu'il a connue est toujours d'actualité. Les «fondamen­taux», - selon l'expression con­sacrée en économie - les fon­damentaux de l'Europe sont toujours les mêmes. Comment faire vivre la relation franco-allemande ? Quelle articulation entre nos vieilles nations et l'Europe ? Quels rapports entre la Commission de Bruxelles et les dirigeants des États ? Où arrêter les fron­tières de l'Europe ? L'OTAN est-elle une institution euro­péenne ? Les États-Unis doi­vent-ils ou non dominer l'Eu­rope ? Comment échapper à la prééminence du dollar ? Que faire de la spécificité britan­nique ? Ce sont les questions que de Gaulle n'a cessé de se poser, qu'il a posées publi­quement. Elles ne sont tou­jours pas réglées. Nous nous les posons encore.


Nous n'avons pas le droit de dire ce qu'il ferait. Mais nous avons le droit de dire ce qu'il a fait ; et ce qu'il a refusé de faire. Nous savons ce qu'il disait, à la fois dans les con­traintes de l'expression pu­blique, et dans la liberté de la confidence. Nous comprenons ce qui pour lui était l'essentiel, les quelques principes essen­tiels, qui lui dictaient ses ambi­tions et ses refus et à partir desquels il examinait les cir­constances.


Lui-même ne s'est jamais senti complètement lié par ses prises de position antérieures. Il a beaucoup évolué sur des sujets importants. Sur l'Algérie, il croit encore en 58 pouvoir rallier le FLN à une formule souple du type de la Commu­nauté ; en 1960, il est résolu à débarrasser la France de ce «nid de guêpes», de cette «boîte à scorpions».


L'Europe aussi a été l'oc­casion de positions succes­sives.


Juin 1958, dans les chan­celleries d'Europe et d'Amé­rique, on s'inquiète de l'arrivée de ce personnage énigma­tique. Au premier rang des in­quiets, les négociateurs du Traité de Rome. Ce Traité doit fonder un «Marché Commun», étape décisive de la «construc­tion européenne». Selon la méthode chère à Jean Monnet, la machine est en route, dis­crètement. L'autorité qui va s'installer à Bruxelles, avec l'appellation modeste de Commission, sera l'embryon, encore presque invisible, de la fédération projetée.


Les adeptes de cette mé­thode progressive et en quelques sorte subreptice - les Spaak, Luns, Adenauer, Gas­peri, et en France, sous l'égide de Jean Monnet, tout le gratin de la classe politique, de droite comme de gauche - forment un groupe bien soudé. Or, ils gardent depuis août 1954 le souvenir cuisant du combat mené avec succès par de Gaulle contre le projet de Communauté européenne de défense. Depuis, il s'est en­fermé dans le silence de Co­lombey. Il n'a donné aucun signe public de ce qu'il pensait du Traité de Rome. Mais comment imaginer qu'il en pense autre chose que le plus grand mal ?


Les adeptes de la supra­nationalité ont d'autant plus à s'inquiéter que, quelques jours plus tôt, le Président Pflimlin avait dû, secrètement, prévenir ses cinq partenaires de Bruxelles que la France ne pourrait pas honorer la pre­mière échéance du Traité. Le 1er janvier 1959, elle ne sera pas en état de procéder aux premiers allégements doua­niers ; elle ne pourra pas en­trer avec les autres dans le nouveau Marché Commun, dont elle demande, en consé­quence, que l'entrée en vi­gueur soit retardée sine die. La déroute politique de la IVe Ré­publique, se doublait d'une dé­route économique et finan­cière, qui commandait à la France de conserver, aux fron­tières, toutes ses protections monétaires et industrielles. (J'appartenais alors, comme sous-directeur des Organisa­tions Européennes au Quai d'Orsay, à la toute petite équipe de diplomates chargés de mettre en place le Marché Commun, et qui vit Maurice Faure, Ministre chargé de l'Eu­rope du gouvernement Pflimlin, porter à Bruxelles, huit jours après l'émeute d'Alger du 13 mai, l'annonce dramatique de ce renoncement).


Quand nos partenaires vi­rent de Gaulle succéder à Pflimlin, ils ne doutèrent plus qu'en effet, toute leur entre­prise était non seulement re­mise aux calendes, mais défi­nitivement condamnée. Puisque nos dirigeants sor­tants, qui étaient d'ardents promoteurs de l'idée euro­péenne, avaient dû déclarer forfait, comment de Gaulle, adversaire tenace de la supra­nationalité, n'allait-il pas sauter sur l'occasion pour tordre défi­nitivement le cou à ce traité mort-né ?


Dans l'été et au début de l'automne 58, nous vîmes nos Cinq partenaires et l'Angleterre se rapprocher pour tirer les conséquences de l'incapacité française. L'Angleterre s'ap­prêtait à tirer parti de notre défaillance, en imposant sa conception purement libre-échangiste de l'espace euro­péen, sans aucune institution communautaire. C'était l'Eu­rope libre-échangiste des Sept qui s'affirmait, en face de l'Eu­rope communautaire des 6 qui s'évanouissait.


Le Général laissa ces in­quiétudes, ces calculs et ces espérances «mijoter dans leur jus», comme il disait. Son si­lence était dû au secret qu'il tenait à préserver sur le plan de redressement que prépa­rait, à son ombre, le groupe de travail animé par Jacques Rueff, avec Goëtz et Pompi­dou. Alors que tout le monde s'attendait à une dévaluation pure et simple, le Général allait faire connaître, à la fin de l'an­née, un plan global, qui com­porterait notamment une libé­ration radicale des échanges. Il intégrerait ainsi à son propre plan l'exigence du Marché commun. Le signe même de la confiance retrouvée, de l'éco­nomie sauvée, c'était que la France pourrait honorer sa pa­role en Europe, spectaculaire­ment.

Ainsi, dans cette construc­tion européenne où la IVe ve­nait d'échouer, de Gaulle réus­sissait. Là où elle nous avait conduits à une humiliation di­plomatique, il sortait la France de l'humiliation.


La question demeure quand même : pourquoi de Gaulle n'a-t-il pas laissé mourir le Marché Commun en 1958, en se défaussant sur ses pré­décesseurs, tout comme Men­dès avait laissé mourir la CED en se défaussant sur les siens ? Pourquoi a-t-il contribué, de manière décisive, à mettre en place une mécanique contre laquelle il ne cessera de pester et de lutter ?


Quarante ans d'expé­rience nous ont appris avec quelle efficacité la mécanique de Jean Monnet a su durer, a su grignoter les souverainetés nationales, a su créer un fédé­ralisme technique dans les in­terstices de la volonté poli­tique, a su réduire opiniâtre­ment l'idée gaullienne d'une Europe des États et des na­tions. A la lumière de cette ex­périence, on peut se demander si de Gaulle a eu raison, par rapport à ses propres valeurs, de ne pas sauter sur l'occa­sion, offerte par les Anglais, de faire simplement du libre-échange, sans aucune institu­tion.

 

 

La clé de cette énigme, je crois bien que la voici : le Gé­néral n'a pas voulu faire explo­ser le début de réunion orga­nique qui se manifestait en Eu­rope, et dont il a pensé tout de suite que la France pouvait et devait prendre la tête. Se ral­lier à la conception anglaise, c'eût été faire du libéralisme marchand, mais sans aucun profit politique. C'eût été ouvrir toutes grandes les portes de l'Europe aux États-Unis ; alors que, si la construction euro­péenne avait un sens à ses yeux, c'était dans une marche résolue vers l'indépendance de l'Europe. Le Marché commun qu'il sauvait, c'était le début d'un recentrage de l'Europe sur elle-même. Le 14 sep­tembre 1958, à Colombey, il gagna la partie auprès d'Ade­nauer, et c'était l'essentiel. Une entente profonde, qui allait du­rer cinq ans, s'établit entre les deux hommes.


Toutefois, ce choix capital est resté enveloppé d'un halo de non-dit. De Gaulle avait sauvé le Marché Commun, mais enfin, il ne cessait pas d'y voir de graves défauts. Et il ne fut rassuré qu'après la crise de 65, la crise de la chaise vide quand le compromis de Luxembourg, ce gentlemen's agreement du 30 janvier 66, obtenu au forceps lui garantit que, pour les questions les plus importantes, on en reste­rait à la règle de l'unanimité, et que donc chaque pays garde­rait sa souveraineté pour l'es­sentiel.

Je l'ai souvent entendu menacer de mettre un terme au Marché commun, si nos partenaires ne le pratiquaient pas dans l'esprit qu'il souhai­tait. Mais je ne l'ai jamais en­tendu regretter la décision qu'il avait prise en décembre 1958. Il aimait à dire : «la politique est l'art des réalités». Il y avait une réalité dans le vouloir-vivre eu­ropéen. C'est ce qu'il y avait de positif dans cette idée, qu'il a voulu favoriser.

Mais les partisans du fédé­ralisme n'ont pas été longs à comprendre : si de Gaulle avait laissé naître un Marché com­mun, où les nations restaient souveraines pour l'essentiel, il entendait bien ne pas le laisser se dévoyer vers un système fédéral où les nations seraient, selon son expression «dis­soutes comme du sucre dans le café». À leurs yeux, de Gaulle était «contre l'Europe», puisqu'il n'était pas pour leur idée de l'Europe, pour l'Europe dont ils croyaient avoir déposé le brevet à la Haye, en fondant le Mouvement Européen en 1948, c'est-à-dire, les États-Unis d'Europe sur le modèle des États-Unis d'Amérique.


Le 12 janvier 1960, il me déclara : «j'ai toujours préco­nisé l'union de l'Europe. Je veux dire l'union des États eu­ropéens. Lisez ce que j'en dis depuis un quart de siècle. Je n'ai pas varié. Je souhaite l'Eu­rope, mais l'Europe des réali­tés ! C'est à dire des Nations, des États, qui peuvent seuls répondre des nations». (C'était de Gaulle, page 61).


Et il me développa alors les quatre idées directrices de cette Europe des réalités :


Première idée : «Il faut que l'Europe occidentale s'orga­nise, autrement dit que ses États se rapprochent, de façon à devenir capables de faire front aux deux mastodontes, les États-Unis et la Russie. Il faut commencer par les cinq ou six pays qui peuvent former le noyau dur ; mais sans rien entreprendre qui puisse empê­cher un jour les autres de les rejoindre».


Deuxième idée : «L'Europe se fera ou ne se fera pas, selon que la France et l'Allemagne se réconcilieront ou non. C'est peut-être fait au niveau des di­rigeants ; ce n'est pas fait en profondeur. Les Français con­tinuent à détester les "Boches". Il n'y aura pas d'en­tente européenne, si l'entente de ces deux peuples n'en est pas la clef de voûte».


Troisième idée : «Chaque peuple est différent des autres, avec sa personnalité incompa­rable, inaltérable, irréductible. Si vous voulez que des nations s'unissent, ne cherchez pas à les intégrer, comme on intègre des marrons dans une purée de marrons».


Quatrième idée : «Cette Eu­rope prendra naissance si ses peuples, dans leurs profon­deurs, décident d'y adhérer. Il ne suffira pas que des parle­mentaires votent une ratifica­tion. Il faudra des référendums populaires». (12 janvier 1960).


Il est revenu souvent de­vant moi sur cette idée de l'in­dispensable référendum. Par exemple, le 18 décembre 1963 : «Pour une modification sé­rieuse de la Constitution, il faut le référendum ! Il faut que le peuple se prononce lui-même ! Il est le seul à pouvoir trans­former ce qu'il a fait ! Le Con­grès, c'est bon pour les réfor­mettes !»

 

L'Europe qu'il veut n'est pas une construction sour­noise, mais publique; elle ne peut pas sortir d'un calcul d'états-majors, mais d'une ad­hésion des peuples eux-mêmes ; elle n'est pas d'abord économique, elle est d'abord politique ; elle se définit d'abord par son objectif, l'indé­pendance européenne vis-à-vis des mastodontes.


La proposition d'union po­litique des États, le plan Fou­chet, ce n'est pas un rideau de fumée, ce n'est pas une feinte. C'est central, au contraire : il s'agissait de reprendre la construction européenne en sous-œuvre, par son fonde­ment politique, et non par le biais technocratique. Pourtant, de Gaulle n'a pas fait une ma­ladie de l'échec du plan Fou­chet en avril 1962. Il n'a pas été mécontent d'apporter la démonstration que c'étaient les «européistes» qui avaient fait capoter le projet.


Il se confirma dans sa conviction que le véritable en­jeu était la relation de l'Europe avec le duo atlantique, Royaume-Uni et États-Unis. Il l'exprimait avec force au Con­seil des Ministres qui suivit. Il disait devant le nouveau gou­vernement, le premier cabinet Pompidou, le 18 avril 1962, le lendemain de l'échec du plan Fouchet :


«Veut-on, ou ne veut-on pas que l'Europe soit euro­péenne ? Veut-on éviter qu'elle soit subordonnée aux États-Unis, ou ne le veut-on pas ? Veut-on, ou ne veut-on pas, que le Marché commun soit complété par une organisation politique, faute de laquelle la construction économique fini­rait par dépérir ? Veut-on ou ne veut-on pas, que les chefs d'État ou de gouvernement se réunissent pour arrêter en­semble les décisions qu'ils sont seuls à même de prendre ?». (CDG 1, p.111).


Cette dernière proposition devait aboutir en 1973, sous l'impulsion de Georges Pompi­dou, avec la création, non pré­vue dans les traités, et sur la­quelle on n'est jamais revenu, du Conseil européen, instance suprême de l'Union.


En attendant, puisque les esprits n'étaient pas encore mûrs, le Général, en accord avec Adenauer, mit sur pieds sur un produit de substitution, le Traité Franco-Allemand. «Nous faisons à deux ce que nous n'avons pas pu faire à six». Or, ces deux-là, c'était la colonne vertébrale des Six. La France et l'Allemagne allaient donner l'exemple d'une union politique, et il espérait que cet exemple serait suivi.


Cette ligne de conduite, typiquement pragmatique, a obtenu plusieurs grand succès et deux échecs majeurs.


Quels succès ?


C'est le Marché commun agricole.


C'est le caractère pour ainsi dire sacré de l'axe franco-allemand.


C'est le compromis de Luxembourg, qui rend à chaque pays sa souveraineté pour les questions essen­tielles.


C'est l'Europe des États et des nations, incarnées, après de Gaulle, par les sommets européens des chefs d'État et de gouvernement.


Quels échecs ?


C'est que de Gaulle n'a pas réussi à faire sortir l'Alle­magne de son obsession de l'alliance américaine.


C'est que l'Europe n'a pu être placée sous le signe de l'indépendance, et n'a donc pas pu trouver une cohérence politique forte.


La cohérence, elle était en tout cas dans sa tête.


Son idée de l'Europe ne peut être détachée de son idée du monde.


Je l'entends me dire, dans le train qui nous emmène vers Oyonnax, le 27 septembre 1963 : «Les nationalistes sont ceux qui se servent de leur na­tion au détriment des autres, les nationaux sont ceux qui servent leur nation en respec­tant les autres. Nous sommes des nationaux. Il est naturel que les peuples soient natio­naux ! Tous les peuples le sont ou voudraient l'être ! C'est la maison de la France que de soutenir les nationaux de tous les pays ! Il n'y a pas d'équi­libre, pas de justice dans le monde, si les nations n'y sont pas indépendantes! Il n'y a pas de justice dans le monde, sans une forte nation française qui soit un stimulant pour les autres nations !». (CDG II, p.104).


Sur l'essentiel, c'est-à-dire sur la France, de Gaulle ne transige jamais. Dans les questions secondaires, il lui ar­rive d'être accommodant, de ruser. Dans les grandes af­faires, il préfère renoncer, et même collectionner les échecs provisoires, plutôt que de se renier.


«La personnalité française doit être maintenue coûte que coûte, pour qu'elle serve d'exemple aux autres nations et les encourage à s'affirmer pacifiquement. C'est notre mission essentielle. Une lampe n'est pas faite pour rester ca­chée, mais pour porter la lu­mière. C'est le rôle de la France. À condition de rester la France». (CDG II, P.105).


Si la nation doit être le fondement de la liberté, la source de l'épanouissement des peuples, partout dans le monde, en Asie, en Amérique, en Afrique, comment ne le se­rait-elle pas en Europe ? Et si ce ressourcement national doit sauver du communisme une moitié de l'Europe, si la nation russe doit un jour «boire le communisme comme un bu­vard boit l'encre», pourquoi la moitié occidentale de l'Europe serait-elle privée de cette force fondamentale ?


Nous ne pouvons être en faveur de l'émancipation du reste du monde, et cesser de l'être en Europe.

La nation, c'est l'indépen­dance.


«Tout ce que j'ai fait depuis 25 ans n'a pas de sens, si ce n'est pour établir définitivement l'indépendance de la France. Définitivement, vous m'enten­dez ? Tout se résume à ça». (21 avril 1965, CG II, p.571).


L'indépendance, c'était l'indépendance nucléaire : il veut bien d'un état-major pour discuter des affaires militaires, entre Européens. «Mais je ne propose pas ce que voudraient tous nos laissés pour compte de l'Europe supranationale. Allons-nous nous priver de faire un armement atomique maintenant, quand nous sa­vons très bien que, dans quinze ans, l'Amérique et le monde peuvent devenir tout autre chose que ce qu'ils sont ?». (22 novembre 1964) (CDG II, p. 118).


L'indépendance, c'est aussi l'indépendance au sein de l'organisation européenne.


Le 30 janvier 1966, il a ar­raché à ses partenaires le compromis de Luxembourg. C'est l'étape décisive, pour lui irréversible, d'un parcours qui a failli lui coûter sa réélection. À la fin du Conseil des mi­nistres qui se réunit le lende­main de ce grand jour, il nous dit : «Les gens de Bruxelles ont réussi à monter nos agricul­teurs contre nous, ils ne s'at­tendaient pas à ce que nous réagissions sans concession. Ils ne pensaient pas que j'allais profiter de ces circonstances pour enterrer la perspective fédérale, au lieu de la laisser s'installer. Aujourd'hui, le Mar­ché commun agricole est ins­titué. La supranationalité a dis­paru. La France restera souve­raine».


Sans cette victoire du 30 janvier 1966, qu'aurait valu à ses yeux celle du mois précé­dent, celle de sa réélection ?


Quelle était sa vision d'ave­nir pour l'Europe ?


Jamais il ne l'a esquissée devant moi plus clairement que le 24 avril 1963, à la préfecture de Chalons :


«La Communauté écono­mique européenne n'est pas un but en soi. Elle doit se transformer en communauté politique ! Et même, elle ne peut continuer à constituer une vraie communauté écono­mique qu'à condition de deve­nir à la longue une commu­nauté politique. Il faut ap­prendre à coopérer ; et quand ce sera fait, les institutions se resserreront d'elles-mêmes. (...) Ce qui est possible, c'est qu'après l'apprentissage de la coopération politique, on prenne l'habitude de prendre des décisions au sein des Conseils des ministres euro­péens». Je lui demande aus­sitôt : «à la majorité, ou à l'unanimité ?». Il répond sans hésiter : «Il faut commencer l'unanimité, et on verra bien. Je ne peux pas dire ce qui se passera cinquante ans à l'avance. Mais il faudra peut-être bien attendre 50 ans pour qu'il y ait une véritable com­munauté politique. Regardez les États-Unis, ils ont mis 80 ans pour passer de la confédé­ration à la fédération. Des siècles d'histoire ne s'effacent pas d'un coup». (CDG I, pp.429-430).


Il ne refuse aucune pers­pective. Il aime l'Europe, comme il aime la France. Ce qui est capital, c'est que l'on apprenne à partager les mêmes ambitions, qu'on se veuille le même destin, qu'on se fasse confiance entre na­tions-sœurs. Cela demande du temps, beaucoup de temps, et demande d'abord, la volonté des peuples. Cela ne peut pas être fait à la sauvette.


Sur les 50 ans qu'il évo­quait, ce jour-là, 35 sont déjà écoulés.


Nous ne savons pas le bi­lan que ferait le Général du parcours qui a été accompli, et de celui qui reste à accomplir. Mais nous savons sur quels critères il ferait ce bilan.


Où en est l'adhésion des peuples ?


Les nations d'Europe sont-elles au clair avec elles-mêmes ? Qu'est-ce que l'Eu­rope de l'Ouest peut dire à l'Europe de l'Est ? Dans quelles mesures l'Europe est-elle en train de se sevrer de l'Amérique ?


L'Europe qui naît est-elle l'accomplissement des nations, de tout ce qu'il y a d'énergie humaine dans les nations ? Ou bien est-elle leur dépérisse­ment, leur anéantissement ?


Est-ce dans la clarté d'une démocratie responsable, sou­verainement, que nous ac­ceptons des limitations de notre souveraineté ?

 

Conservons-nous les ré­serves inaliénables de souve­raineté, qui permettent d'expé­rimenter des délégations de souveraineté pratique, sans consentir irréversiblement des abandons aveugles ?


Être gaulliste, me semble-t-il, c'est, inlassablement, po­ser ces questions que de Gaulle posait, ces questions qui dérangent. Être gaulliste, c'est ne pas hésiter à bouscu­ler les réponses «politiquement correctes» à ces questions, c'est ne pas hésiter à réviser inlassablement les idées re­çues, comme il a passé toute sa vie à le faire.


Le politicien suit les son­dages. L'homme d'État suit son idée ; il est prêt à tout sa­crifier pour elle. L'idée su­prême de De Gaulle, c'était une certaine idée de la France, une France capable d'entraîner les autres nations vers la liberté, c'est-à-dire l'in­dépendance.


C'est cette idée-là qui lui a donné le courage de résister aux fausses évidences du monde médiatico-politique, comme elle lui avait donné au­paravant le courage de résister à la défaite, à la soumission et à la fatalité.

 


  


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